Nous voyagions cette fois dans une autre voiture - une Ford noire d'occasion que Mrs Witherspoon nous avait trouvée après notre retour.de Larned. Elle l'avait baptisée la Wondermobile et même si celle-ci ne pouvait se comparer à la Chrysler ni pour la taille ni pour le confort, elle répondait à ce qu'on attendait d'elle. Nous étions partis par un matin pluvieux de la mi-septembre, et une heure après avoir quitté Wichita j'avais déjà tout oublié du mélo fleur bleue dont j'avais été témoin sur le perron. Mes rayons mentaux étaient dardés sur l'Oklahoma, premier Etat prévu dans notre tournée, et quand nous arrivâmes à Redbird deux jours plus tard, j'étais aussi remonté qu'un diable à ressort et plus excité qu'un singe. Ça va marcher, cette fois, me disais-je. Oui, m'sieu-dames, c'est ici que tout commence. Jusqu'au nom de la ville me semblait de bon augure, et comme j'étais en ce temps-là aussi superstitieux qu'on peut l'être, ça me faisait un bien fou au moral. Oiseau rouge. Juste comme mon club de Saint Louis, mes chers vieux copains les Cardinals.
Ce fut le même numéro sous de nouveaux atours mais, d'une façon ou d'une autre, tout me paraissait différent, et le public s'enflamma pour moi dès l'instant où j'apparus - c'est dire que la bataille était à moitié gagnée. Maître Yehudi joua à merveille son rôle de rustique, mon costume à la Huck Finn était d'une banalité exemplaire et, au total, les gens furent sciés. Six ou sept femmes s'évanouirent, des enfants criaient, des hommes d'âge mur restaient bouche bée de stupéfaction incrédule. Trente minutes durant, je les tins en haleine, suspendus à ma petite silhouette en train de virevolter et de cabrioler en l'air ou de glisser à la surface d'un large étang scintillant et puis, à la fin, après être monté à une altitude record de quatre pieds et demi, je me laissai lentement redescendre jusqu'au sol et je saluai. Il y eut un tonnerre d'applaudissements extatiques. Les gens poussaient des cris et des acclamations, tapaient sur des casseroles, lançaient des confettis. Je découvrais le goût du succès et j'adorais ça, j'adorais ça comme je n'ai plus jamais rien adoré, ni avant, ni après.
Dunbar et Battiest. Jumbo et Plunketsville. Pickens, Muse et Bethel. Wanapucka. Boggy Depot et Kingfisher. Gerty, Ringling et Marble City. Dans un film, c'est ici que les pages du calendrier commenceraient à se détacher du mur. On les verrait voleter devant une toile de fond de routes de campagne et d'herbes vagabondes, et les noms des villes se succéderaient à l'image tandis qu'on suivrait sur une carte de l'est de l'Oklahoma les déplacements de la Ford noire. La musique serait enjouée et pleine de vie, avec des tintements syncopés imitant le bruit des tiroirs caisses. Les plans s'enchaîneraient, chacun fondu dans le précédent. Des mannes débordantes de pièces de monnaie, des bungalows de bord de route, des mains en train d'applaudir et des pieds qui trépignent, des bouches bées, des visages aux yeux exorbités tournés vers le ciel. La séquence entière durerait à peu près dix secondes, et lorsqu'elle se terminerait, chacun des spectateurs connaîtrait toute l'histoire de ce mois. Ah, le bon vieux tape-à-1'ceil hollywoodien ! Rien de tel pour faire avancer les choses. Pas très subtil, peut-être, mais si efficace !
Voilà pour les détours de la mémoire. Si j'évoque maintenant le cinéma, c'est sans doute parce que j'ai vu tant de films au cours des mois qui suivirent. Après notre triomphe en Oklahoma, la programmation avait cessé d'être un problème et nous passions la majeure partie de notre temps sur les routes, le maître et moi, à rouler d'un bled perdu vers un autre. Texas, Arkansas et Louisiane, avec la venue de l'hiver, nous poussions de plus en plus au sud, et j'avais tendance à occuper les temps morts entre deux représentations en me rendant au Bijou local pour jeter un coup d'œil à la dernière toile. Le maître avait généralement des affaires à traiter - discussions avec les organisateurs de foires et les vendeurs de tickets, distribution de prospectus et d'affiches dans la ville, ultimes mises au point du prochain spectacle -, ce qui signifie qu'il avait rarement le temps * de venir avec moi. Le plus souvent, à mon retour, je le trouvais seul dans la chambre, assis dans un fauteuil et plongé dans son livre. C'était toujours le même livre - un petit volume vert fatigué qu'il emportait avec lui dans tous nos voyages - et il me devint aussi familier que les lignes et les contours du visage de son propriétaire. C'était un livre en latin, figurez-vous, et son auteur s'appelait Spinoza, un détail que je n'ai jamais oublié, même après tant d'années. Quand je demandai au maître pourquoi il lisait et relisait sans cesse ce livre, il me répondit que c'était parce qu'on ne pouvait jamais en toucher le fond. Plus on s'y enfonce, me dit-il, plus on y trouve, et plus on y trouve, plus il est long à lire.
— Un livre magique, commentai-je. On n'en vient jamais à bout.
— C'est ça, moineau. Il est inépuisable. Tu bois le vin, tu poses le verre sur la table et, merveille, quand tu le reprends en main tu t'aperçois qu'il est encore plein.
— Et vous voilà pinte comme une grive pour le prix d'un seul verre.
— Je ne l'aurais pas mieux exprimé, dit-il, et il se détourna soudain pour regarder par la fenêtre. On s'enivre du monde, bonhomme. On s'enivre des mystères du monde.
Dieu que j'étais heureux alors sur les routes avec lui ! Le simple fait d'aller d'un endroit à l'autre suffisait à me mettre en bonne humeur, et si vous y ajoutez les autres ingrédients - les foules, les représentations, l'argent gagné - ces premiers mois furent sans l'ombre d'un doute les plus beaux de ma vie. Même après que l'excitation des débuts s'était émoussée et que je commençais à m'habituer à la routine, je n'avais aucune envie que ça s'arrête. Les lits défoncés, les pneus crevés, la mangeaille douteuse, les annulations pour cause de mauvais temps, les temps morts et les périodes d'ennui ne m'étaient rien, simples cailloux rebondissant sur la peau d'un rhinocéros. On montait dans la Ford, on quittait une ville avec soixante-dix ou cent dollars de plus à l'abri dans la malle et on poursuivait notre chemin jusqu'à l'étape suivante en admirant les paysages qui se déroulaient autour de nous tout en repassant sur les meilleurs moments de la dernière représentation. Le maître se conduisait en prince avec moi, toujours prêt à m'encourager, à me conseiller et à écouter ce que j'avais à dire, et il ne me donnait jamais l'impression d'être un poil moins important que lui. Tant de choses avaient changé entre nous depuis l'été, c'était comme si nous nous trouvions désormais sur un pied nouveau, comme si nous avions atteint une sorte d'équilibre permanent. Il accomplissait son boulot, moi le mien, et ensemble nous faisions tourner la baraque.
La Bourse ne devait s'effondrer que deux ans plus tard, mais la Grande Crise avait déjà commencé dans le pays profond et, dans toutes les régions, fermiers et gens des campagnes en sentaient la morsure. Nous rencontrions au cours de nos voyages un grand nombre de désespérés et maître Yehudi m'apprit à ne jamais les regarder de haut. Ils ont besoin de Walt le Prodige, me disait-il, et tu ne dois jamais oublier ta responsabilité face à ce besoin. Voir un gamin de douze ans faire ce que seuls des saints et des prophètes avaient accompli les secouait comme un signe des cieux, et mon numéro pouvait apporter un réconfort spirituel à des milliers d'âmes affligées. Cela ne signifiait pas que je n'avais pas le droit de me remplir les poches au passage, mais si je ne comprenais pas qu'il me fallait toucher le cœur des gens, je n'aurais jamais le public que je méritais. A mon avis, c'est pour cette raison que le maître avait choisi pour mes débuts des coins aussi perdus, une telle collection de bleds oubliés et de failles sur la carte. Il voulait que ma réputation s'étende lentement, qu'elle s'établisse à partir de la base. Ce n'était pas seulement histoire de me roder, c'était une façon de contrôler la situation, de s'assurer que je ne ferais pas long feu.
Comment n'aurais-je pas été d'accord ? La vente des billets était organisée de manière systématique, le chiffre d'affaires était bon et nous avions toujours un toit au-dessus de la tête quand nous nous endormions le soir. Je faisais ce que j'avais envie de faire, et ça me donnait un tel sentiment de bien-être et d'exaltation qu'il m'était bien égal que les gens qui me regardaient viennent de Paris, France ou de Paris, Texas. De temps à autre, nous rencontrions bien sûr un cahot sur la route. Un jour, par exemple, un de ces inspecteurs chargés de contrôler que les enfants ne manquent pas l'école vint frapper à la porte de notre chambre à Dublin, dans le Mississippi. Pourquoi ce garçon n'est-il pas en classe ? demanda-t-il au maître en me désignant d'un index osseux. Il existe des lois à ce sujet, l'ignorez-vous ? des statuts, des règlements, et cetera. Je pensai que nous étions cuits, mais le maître se contenta de sourire en priant ce monsieur d'entrer, et puis il tira un papier de la poche intérieure de son veston. C'était une feuille couverte de timbres et de sceaux très officiels d'aspect, et après l'avoir parcourue, l'inspecteur toucha son chapeau d'un air embarrassé, s'excusa de sa méprise et partit. Dieu sait ce qui était écrit sur cette feuille, mais elle avait produit son effet en un coup de cuiller à pot. Avant que j'aie pu en distinguer un mot, le maître l'avait déjà repliée et glissée dans sa poche intérieure. Qu'est-ce que ça dit ? demandai-je, mais il ne me répondit pas, même lorsque je reposai la question. Il se tapotait la poche en souriant d'un air faraud et satisfait de lui-même. Il me faisait penser à un chat qui vient de s'envoyer l'oiseau de la famille, et il n'allait certes pas me dire comment il avait ouvert la cage.
De la fin de 1927 au milieu de 1928, je vécus dans un cocon de concentration absolue. Je ne pensais jamais au passé, je ne pensais jamais à l'avenir - seulement à ce qui était en train d'arriver, à ce que j'étais en train de faire à tel ou tel instant. D'une manière générale, nous ne nous arrêtions pas plus de trois ou quatre jours par mois à Wichita et, le reste du temps, nous étions sur les routes à zigzaguer ici et là dans la Wondermobile noire. La première vraie pause n'eut pas lieu avant la mi-mai. Mon treizième anniversaire approchait, et le maître trouvait que ce serait une bonne idée de prendre quelques semaines de repos. Nous allions rentrer chez Mrs Witherspoon, disait-il, et manger, pour changer, un peu de bonne cuisine. Nous allions nous détendre, faire la fête et compter nos sous et puis, lorsque nous aurions assez joué les pachas, boucler nos valises et repartir. Ça me paraissait bel et bon, mais une fois que nous fûmes rentrés et installés pour les vacances, je sentis que quelque chose n'allait pas. Ce n'étaient ni le maître ni Mrs Witherspoon. Tous deux se montraient adorables avec moi, et leurs relations à ce moment-là me semblaient particulièrement harmonieuses. Ce n'était pas non plus la maison. La cuisine de Nelly Boggs était au sommet de sa forme, le lit toujours aussi confortable, le temps superbe en ce printemps. Et pourtant, dès l'instant où nous avions passé la porte, je m'étais senti le cœur envahi d'une pesanteur inexplicable, d'une tristesse et d'une inquiétude vaseuses. J'avais supposé que je me sentirais mieux après une nuit de sommeil, mais ce sentiment n'avait pas disparu ; il demeurait en moi, tel un morceau de ragoût mal digéré, et j'avais beau m'admonester, je n'arrivais pas à m'en débarrasser. Il paraissait plutôt grandir, s'animer d'une vie propre, à tel point que le troisième soir, après avoir enfilé mon pyjama et m'être glissé dans mon lit, je fus submergé par une irrésistible envie de pleurer. Ça paraissait idiot, et cependant, moins d'une minute plus tard, je sanglotais sur l'oreiller et pleurais comme un veau, dans un débordement de tristesse et de remords.
Quand je m'assis à la table du déjeuner, le lendemain matin, en compagnie de maître Yehudi, je ne pus me retenir, les mots jaillirent avant même que je sache que j'allais les prononcer. Mrs Witherspoon était encore couchée, à l'étage, et nous étions seuls, tous les deux, à attendre que Nelly Boggs vienne nous apporter de la cuisine nos saucisses et nos œufs brouillés.
— Vous vous rappelez cette loi dont vous m'avez parlé ? dis-je.
Le maître, qui avait le nez plongé dans le journal, releva les yeux des titres et me lança un long regard vide. Une loi ? fit-il. Quelle loi ?
— Vous vous rappelez. A propos des devoirs qu'on a. Comme quoi on ne serait plus humain si on oubliait les morts.
— Bien sûr, je me rappelle.
— Eh bien, il me semble que nous y avons désobéi de long en large.
— Comment ça, Walt ? Esope et maman Sioux sont en nous. Nous les portons dans nos cœurs, où que nous allions. Rien ne changera jamais rien à ça.
Mais on s'est tirés, non ? Ils ont été assassinés par une meute de diables et de démons, et nous, on n'a pas levé le petit doigt.
— Nous ne pouvions pas. Si nous nous étions avancés, ils nous auraient tués aussi.
— Ce soir-là, sans doute. Mais maintenant ? Si on est censé se souvenir des morts, on n'a pas le choix, faut se mettre en chasse après ces salauds et s'assurer qu'ils reçoivent ce qu'ils méritent. Je veux dire, on a la belle vie, non ? On se déambule à travers le pays dans notre automobile, on se ramasse le fric à la pelle, on se pavane devant le monde comme une paire de cracks. Mais mon copain Esope ? Et cette drôle de vieille maman Sioux ? Ils moisissent dans leur tombe, voilà où ils sont, et les fumiers qui les ont pendus courent toujours.
— Reprends-toi, fit le maître, qui m'examinait avec attention tandis que mes larmes coulaient de nouveau et m'inondaient les joues. Sa voix était calme, à la limite de la colère. Bien sûr, nous pourrions retrouver leurs traces et les amener devant la justice, mais ce serait la dernière action de notre vie. Les flics ne nous aideraient pas, je te le garantis, et si tu penses qu'un jury les condamnerait, penses-y à deux fois. Le Klan est partout, Walt, toute la sacrée boutique leur appartient. Ce sont ces mêmes braves gens souriants que tu rencontrais dans les rues de Cibola - Tom Skinner, Judd McNally, Harold Dowd -, ils en font tous partie, tous. Le meunier, son fils, et l'âne. Il faudrait les tuer nous-mêmes, et dès l'instant où on s'en prendrait à eux, ils s'en prendraient à nous. Beaucoup de sang serait répandu, Walt, et en majeure partie, le nôtre.
— C'est pas juste, dis-je en reniflant à travers un nouveau flot de larmes. Ce n’est pas juste, et ce n’est pas bien.
— Tu sais cela, et je le sais, et du moment que nous le savons tous les deux, Esope et maman Sioux sont satisfaits.
— Ils souffrent mille tourments, maître, et leurs âmes ne trouveront jamais la paix tant qu'on n'aura pas fait ce qu'on a à faire.
— Non, Walt, tu te trompes. Ils sont en paix, tous les deux.
— Ouais ? Et qu'est-ce qui vous rend si expert sur ce que les morts font dans leurs tombes ?
— Je les ai vus. Je les ai vus, j'ai parlé avec eux, et ils ne souffrent plus. Ils veulent que nous poursuivions notre œuvre. C'est ce qu'ils m'ont dit. Ils veulent qu'en souvenir d'eux nous poursuivions ce que nous avons entrepris.
— Quoi ? fis-je, me sentant soudain couvert de chair de poule. Qu'est-ce que vous racontez ?
— Ils viennent à moi, Walt. Presque chaque nuit, depuis six mois. Ils viennent s'asseoir sur mon lit, ils me chantent des chansons et me caressent le visage. Ils sont plus heureux qu'ils ne l'étaient en ce monde, crois-moi. Esope et maman Sioux sont des anges maintenant, et plus rien ne peut leur faire de mal.
C'était bien la chose la plus étrange, la plus fantastique que j'avais jamais entendue, et pourtant maître Yehudi en parlait avec tant de conviction, une sincérité si évidente et si sereine que je ne doutai pas un instant qu'il me disait la vérité. Même si ce n'était pas vrai dans l'absolu, il était incontestable qu'il y croyait - s'il n'y croyait pas, il venait de faire le plus grand numéro d'acteur de tous les temps. Assis dans une immobilité fiévreuse, je laissai la vision s'attarder dans ma tête en m'efforçant de retenir l'image d'Esope et de maman Sioux en train de chanter pour le maître au beau milieu de la nuit. Peu importe que ce soit ou non arrivé, car le fait est que cela changea tout pour moi. Mon chagrin commença à s'apaiser, les nuages noirs à se disperser, et quand je quittai la table, ce matin-là, le plus gros de ma tristesse était dissipé. Tout bien réfléchi, c'est la seule chose qui compte. Si le maître m'a menti, il avait ses raisons de le faire. Et s'il n'a pas menti, alors l'histoire est telle qu'il l'a racontée et je n'ai pas à le défendre. D'une manière ou de l'autre, il m'a sauvé. D'une manière ou de l'autre, il a arraché mon âme à la gueule de la bête.
Dix jours plus tard, reprenant la tournée où nous l'avions laissée, nous repartîmes de Wichita dans une nouvelle voiture. Nos gains nous permettaient désormais de nous offrir quelque chose de mieux, et nous remplaçâmes la Ford par la Wondermobile II, une Pierce Arrow gris argent avec des sièges de cuir et des marchepieds vastes comme des canapés. Nos comptes étaient à flot depuis le début du printemps, ce qui signifie que Mrs Witherspoon avait été remboursée de ses dépenses initiales, qu'il y avait de l'argent à la banque pour le maître et pour moi et que nous n'avions plus à gratter chaque sou comme avant. Toute l'opération avait monté d'un cran ou deux : nous nous produisions dans de plus grandes villes, nous reposions nos carcasses dans de petits hôtels au lieu des chambres de passage et des pensions, nous voyagions en plus grand style. Au moment de notre départ, j'avais retrouvé ma forme, je me sentais remonté et prêt à foncer, et pendant quelques mois je volai d'une étape à l'autre en embellissant mon numéro de détails originaux presque chaque semaine. Je m'étais alors si bien habitué aux foules, je me sentais si à l'aise lorsque je me produisais que je réussissais à improviser en situation, à inventer et à découvrir de nouveaux tours en pleine représentation. Au début, je m'en étais toujours tenu à la routine, à la stricte exécution du programme que le maître et moi avions prévu, mais j'avais dépassé cela, désormais, j'avais trouvé ma cadence et je n'avais plus peur de faire des expériences. La locomotion avait toujours été mon point fort. C'était le cœur de mon numéro, c'était ce qui me différenciait de tous ceux qui avaient pratiqué la lévitation avant moi, mais côté envol, je restais moyen, à guère plus de cinq pieds. Je voulais améliorer ça, doubler ou même tripler mon record, mais je n'avais plus le luxe des longues séances d'entraînement où je travaillais sous la supervision de maître Yehudi pendant dix à douze heures d'affilée. J'étais devenu un pro, et la seule occasion que j'avais de m'entraîner, c'était devant le public.
C'est donc ce que je fis, surtout après nos petites vacances à Wichita, et à mon grand émerveillement je découvris que la nécessité m'inspirait. Quelques-uns de mes plus beaux tours datent de cette période, et sans cet aiguillon qu'était l'œil de la foule, je ne suis pas sûr que j'aurais trouvé le courage de tenter la moitié de ce que j'ai tenté. Tout commença avec le numéro de l'escalier - c'était la première fois que j'utilisais un "accessoire invisible", ainsi que j'appelai plus tard mon invention. Nous étions alors dans le nord du Michigan et, en plein milieu de la représentation, au moment où je prenais de la hauteur afin de traverser le lac, j'aperçus un immeuble au loin. C'était une grande construction en briques, un entrepôt ou une usine, sans doute, avec une échelle de secours le long des murs. Je ne pouvais pas ne pas remarquer cette échelle métallique. Le soleil se reflétait dessus juste à ce moment, et elle brillait d'un éclat quasi agressif dans la lumière de fin d'après-midi. Sans y penser, je levai un pied en l'air, comme si j'allais gravir un véritable escalier, et le posai sur une marche invisible ; puis je levai l'autre pied et le posai sur la marche suivante. Je ne sentais rien de solide dans l'atmosphère, mais je montais néanmoins, je montais régulièrement sur une passerelle qui s'étendait d'une rive du lac à l'autre. Même si je ne le voyais pas, je m'en faisais une image mentale précise. Pour autant que je m'en souvienne, ça devait ressembler à ceci :
Lac
Au point le plus haut - la plate-forme centrale -ça s'élevait à peu près à neuf pieds et demi au-dessus de la surface de l'eau - quatre bons pieds de plus que ce que j'avais atteint précédemment.
Le plus étrange, c'est que je n'hésitai pas. Dès que j'eus cette image bien nette à l'esprit, je sus que je pouvais m'y fier pour traverser. Je n'avais qu'à suivre la forme de ce pont imaginaire, et il me porterait comme s'il était réel. Quelques instants plus tard, je glissais au-dessus du lac sans la moindre anicroche. Douze marches à monter, cinquante-deux pas horizontaux, et puis douze marches à descendre. Le résultat fut d'une indicible perfection.
Après cette découverte, je m'aperçus que j'avais la possibilité d'utiliser d'autres accessoires tout aussi efficacement. Du moment que j'arrivais à imaginer ce que je voulais, du moment que je me le représentais avec une netteté et une précision suffisantes, je pouvais m'en servir durant les représentations. C'est ainsi que j'inventai les points les plus mémorables de mon programme : le numéro de l'échelle de corde, le numéro du toboggan, le numéro de la bascule, le numéro du funambule, les nombreuses innovations qui firent ma renommée. Ces tours n'augmentaient pas seulement le plaisir du public, ils modifiaient aussi complètement ma relation à mon travail. Je n'étais plus un simple automate, ce babouin mécanique qui exécutait à chaque fois les mêmes tours - je devenais un artiste, un créateur authentique qui exerçait son talent pour lui-même autant que pour autrui. Ce qui m'excitait, c'était l'imprévisibilité, l'aventure consistant à ne jamais savoir, d'un spectacle à l'autre, ce qui allait se passer. Si vous n'avez d'autre mobile que de vous sentir aimé, de complaire à la foule, vous ne pouvez manquer de tomber dans de mauvaises habitudes, et finalement la foule se lassera de vous. Il faut sans cesse vous mettre à l'épreuve, pousser votre talent aussi loin que possible. Vous faites ça dans votre propre intérêt, mais en définitive c'est cette ardeur à vous améliorer qui vous rendra le plus cher à vos admirateurs. Tel est le paradoxe. Les gens commencent à deviner que vous prenez des risques pour eux, là-haut. Ils se sentent admis à partager le mystère, à participer, quelle qu'elle soit, à la force inconnue qui vous anime, et dès lors qu'ils réagissent ainsi, vous n'êtes plus seulement un exécutant, vous devenez une star. A l'automne 1928, c'est exactement là que j'en étais : en train de devenir une star.
A la mi-octobre, nous nous trouvions au cœur de l'Illinois où nous donnions quelques dernières représentations avant de rentrer à Wichita prendre un repos bien mérité. Si mes souvenirs sont exacts, nous venions d'en boucler une à Gibson City, une de ces petites bourgades perdues avec châteaux d'eau et silos à grain profilés sur le ciel. De loin, on croirait s'approcher d'une grande ville et puis, en arrivant, on s'aperçoit que ces silos, c'est tout ce qu'ils ont. Nous avions déjà quitté l'hôtel et nous étions arrêtés dans un bistrot de la rue principale afin de nous offrir quelque chose à boire avant de sauter en voiture et de nous en aller. C'était l'heure creuse, quelque part entre le petit déjeuner et le repas de midi, et nous étions les seuls clients, maître Yehudi et moi. Je venais de descendre les dernières gorgées de mousse de mon chocolat chaud, je m'en souviens, quand la sonnette de la porte annonça l'entrée d'un troisième client. Sans raison, par simple curiosité, je levai les yeux vers le nouvel arrivant, et qui était-ce, sinon mon oncle Slim, ce vieux face-de-rat en personne ! Il devait geler ou pas loin, ce jour-là, mais il était vêtu d'un costume d'été élimé. Le col en était relevé sur sa nuque, et il serrait dans la main droite les deux pans de sa veste. Il grelottait en franchissant le seuil, tel un chihuahua qu'aurait apporté le vent du nord, et si je n'avais été si stupéfait, j'aurais sans doute ri à le voir.
Maître Yehudi tournait le dos à la porte. Il remarqua mon expression (je devais être devenu livide) et pivota pour voir ce qui m'avait ainsi tourné les sangs. Slim était resté debout devant la porte et se frictionnait les mains en parcourant la salle de ses yeux louches et, à la seconde où son regard se posa sur nous, il sourit de toutes ses vilaines dents - un de ces sourires qui me faisaient si peur quand j'étais petit. Cette rencontre ne devait rien au hasard. Il était venu à Gibson City parce qu'il voulait discuter, et aussi sûr que six et sept font treize, le plus malchanceux des nombres, nous nous trouvions en face d'une montagne d'ennuis.
— Mais, mais, mais ! s'exclama-t-il, tout suintant de fausse amabilité, en se dirigeant vers notre table. Voyez-vous ça ! J'me pointe au fin fond de nulle part pour m'occuper de mes affaires, j'passe prendre un p'tit kawa à la cantine locale et sur qui je tombe, si c'est pas mon neveu disparu ? Le jeune Walt, la prunelle de mes yeux, le petit prodige aux taches de rousseur ! C'est le destin, voilà ce que c'est. Comme de retrouver une aiguille dans une meule de foin.
Nous ne prononçâmes pas un mot, ni le maître, ni moi ; Slim s'installa sur la chaise vide à côté de moi. Ça vous dérange pas si je m'assieds, hein ? fit-il. Je suis si sonné par la bonne surprise, faut que je pose mon cul avant de tourner de l'œil. Sur quoi il m'appliqua une claque dans le dos et m'ébouriffa les cheveux, feignant toujours d'être vachement content de me voir - ce qui était peut-être le cas, mais pour des raisons différentes de celles de quelqu'un de normal. Son contact me donnait le frisson. Je me tortillais pour éviter sa main mais, sans prendre garde à la rebuffade, il continuait à discourir à sa manière visqueuse en dénudant à toute occasion ses dents brunes et irrégulières. Eh bien, vieille branche, poursuivit-il, on dirait que la vie te réussit pas trop mal ces temps-ci, hein ? D'après ce que je lis sur le journal, t'es un oiseau rare, t'es l'as des as. Ton mentor, là, il doit être plein de fierté - sans parler de ses poches, qui doivent être pleines aussi, tout ça ne peut pas leur avoir fait de mal. Je peux pas te dire ce que je suis content, Walt, de voir un parent se faire un nom dans le vaste monde.
— Venez-en au fait, l'ami, dit le maître, interrompant enfin le monologue de Slim. Nous allions partir, le gamin et moi, et nous n'avons pas le temps de bavarder de la pluie et du beau temps.
— Eh merde, fit Slim de son air le plus offensé, on peut plus prendre des nouvelles du fils de sa propre sœur ? Y a pas le feu ! A voir la machine que vous avez là, garée le long du trottoir, vous arriverez où vous allez en deux temps, trois mouvements.
— Walt n'a rien à vous dire, déclara le maître, et à mon avis vous n'avez rien à lui dire non plus.
— J'en serais pas si sûr, répliqua Slim en sortant de sa poche un cigare fripé, qu'il alluma. Il a le droit de savoir ce qui est arrivé à sa pauvre tante Peg, et j'ai le droit de le lui raconter.
— Qu'est-ce qui lui est arrivé ? demandai-je d'une voix à peine plus forte qu'un murmure.
— Eh, il parle, ce gamin ! s'écria Slim en me pinçant la joue avec un enthousiasme factice. Pendant un moment, là, j'ai cru qu'il t'avait coupé la langue, Walt.
— Qu'est-ce qui lui est arrivé ? répétai-je.
— Elle est morte, Walt, voilà. Elle s'est fait prendre dans la tornade qui a démoli Saint Louis l'année dernière. Toute la maison lui est dégringolée dessus, et c'a été la fin de cette bonne vieille Peg. C'est arrivé en un clin d'oeil.
— Et toi, tu t'en es tiré, dis-je.
— Dieu l'a voulu ainsi, fit Slim. Le hasard a fait que je me trouvais à l'autre bout de la ville, en train de gagner honnêtement ma vie.
— Dommage que ce n’est pas le contraire, dis-je. Tante Peg était rien de fameux, mais au moins elle ne me battait pas tout le temps comme toi.
— Holà ! protesta Slim, en voilà une façon de parler de ton oncle. Je suis ta chair et ton sang, Walt, et tu n’as pas à raconter des blagues sur mon compte. Pas quand je suis ici pour une affaire vitale. Mr Yehudi et moi, on a des choses à discuter, et je ne tiens pas à ce que tu sabotes tout avec tes menteries.
— Je crois que vous vous trompez, intervint le maître. Nous n'avons rien à discuter. Walt et moi, nous allons être en retard, et vous allez devoir nous excuser, je le crains.
— Pas si vite, mon beau monsieur, fit Slim, oubliant soudain de faire du charme. Sa voix vibrait d'irritation et de colère, exactement telle que dans mes souvenirs. On s'était mis d'accord, vous et moi, et vous n'allez pas vous défiler comme ça.
— D'accord ? dit le maître. De quel accord s'agit-il ?
— Celui qu'on a conclu à Saint Louis il y a quatre ans. Vous pensiez que j'allais oublier, ou quoi ? Je ne suis pas stupide, vous savez. Vous m'avez promis une part des bénéfices, et je suis ici pour réclamer ce qui me revient. Vingt-cinq pour cent. C'est ce que vous m'avez promis, et c'est ce que je veux.
— Ce dont je me souviens, Mr Sparks, dit le maître en s'efforçant de garder son calme, c'est que vous m'avez pratiquement embrassé les pieds quand je vous ai proposé de vous décharger de l'enfant. Vous me pleurnichiez dessus en m'expliquant combien vous étiez content d'en être débarrassé. C'était ça, notre accord, Mr Sparks. J'ai demandé l'enfant, et vous me l'avez donné.
— J'ai posé mes conditions. Je vous les ai posées, et vous les avez acceptées. Vingt-cinq pour cent. N’allez pas me dire que ce n’est pas un accord. Vous avez promis, et je vous ai cru sur parole.
— Rêvez toujours, camarade. Si vous pensez qu'il y a un accord, montrez-moi le contrat. Montrez-moi le bout de papier où il est écrit qu'un centime vous revient.
— On s'est serré la main. C'était un accord verbal, tout ce qu'il y a de régulier.
— Vous avez une imagination féconde, Mr Sparks, mais vous êtes un menteur et un escroc. Si vous avez à vous plaindre de moi, adressez-vous à un avocat, et nous verrons si votre cause a une chance dans un procès. Mais en attendant, veuillez avoir la décence d'éloigner de ma vue votre vilaine figure. Et le maître se tourna vers moi en disant : Viens, Walt, on y va. On nous attend à Urbana, et nous n'avons pas une minute à perdre.
Il lança un dollar sur la table et se leva, et je me levai avec lui. Mais Slim n'avait pas dit tout ce qu'il avait à dire, et il réussit à avoir le dernier mot et à nous adresser quelques ultimes imprécations tandis que nous sortions du café : Vous vous croyez malin, monseigneur, mais vous en avez pas fini avec moi. Personne peut traiter Edward J. Sparks de menteur et s'en tirer comme ça, vous m'entendez ? C'est ça, foutez le camp - ça fait rien. C'est la dernière fois que vous me tournez le dos. Z'êtes prévenu, mec. Je vous retrouverai. Je vous retrouverai, vous et ce gamin de merde, et quand je vous aurai retrouvés, vous regretterez de m'avoir parlé comme ça. Vous le regretterez jusqu'au jour de votre mort.
Il nous suivit jusque sur le seuil du restaurant, nous arrosant de ses menaces démentes tandis que nous montions dans la Pierce Arrow et que le maître mettait le moteur en marche. Le brait étouffa les paroles de mon oncle, mais ses lèvres bougeaient encore et je voyais enfler les veines de son cou osseux. C'est ainsi que nous le quittâmes : écumant de fureur à nous voir partir, le poing brandi, en train d'éructer son inaudible vengeance. Mon oncle avait erré dans le désert pendant quarante ans, et tout ce qu'il en avait retiré, c'était une série de faux pas et d'erreurs de parcours, une interminable histoire d'échecs. En regardant son visage à travers la vitre arrière de la voiture, je compris qu'il avait désormais un but, que ce salaud s'était enfin trouvé une raison de vivre.
Dès que nous fûmes sortis de la ville, le maître se tourna vers moi et me dit : Qu'il joue les grandes gueules, tout ça ne tient pas debout. Ce n'est que du bluff, du vent et des absurdités du début à la fin. Ce type est né perdant, et s'il devait ne fût-ce que poser une main sur toi, Walt, je le tuerais. Je le jure. Je le hacherais si menu que dans vingt ans, on trouverait encore des morceaux de cette fripouille au Canada.
J'étais fier de la façon dont le maître s'était comporté dans ce café, mais cela ne veut pas dire que je ne me faisais pas de souci. Le frère aîné de ma mère était un gaillard rusé et dès lors qu'il s'était mis une idée en tête, on avait peu de chances de le détourner de son but. Personnellement, je n'avais aucune envie de considérer son point de vue dans l'affaire. Peut-être que le maître lui avait promis vingt-cinq pour cent, et peut-être que non, mais tout ça, c'était de l'eau à l'égout désormais, et je n'avais qu'un souhait : que ce fils de salaud sorte de ma vie pour toujours. Il m'avait tabassé trop souvent pour que j'éprouve envers lui autre chose que de la haine, et qu'il eût ou non le droit de réclamer une part de l'argent, en vérité il n'en méritait pas un centime. Mais hélas, mon sentiment ne comptait pour rien. Pas plus que celui du maître. Tout dépendait de Slim, et je savais dans mes os qu'il viendrait, qu'il ne cesserait de venir jusqu'à ce que ses mains m'enserrent la gorge.
Cette peur et ces prémonitions ne me quittèrent plus. Pendant les jours et les mois qui suivirent, leur ombre s'étendit sur tout ce qui m'arrivait et mon humeur s'en ressentit au point que même la joie de mon succès croissant était contaminée. Ce fut particulièrement pénible au début. Où que nous allions, dans toutes les villes où nous nous rendions, je m'attendais sans cesse à voir Slim surgir à nouveau. Attablé dans un restaurant, entrant dans le hall d'un hôtel ou descendant d'une voiture : mon oncle pouvait apparaître n'importe quand, faire irruption sans aucun avertissement dans le train-train de ma vie. C'était ça qui rendait la situation si difficile à supporter. C'était l'incertitude, l'idée que mon bonheur pouvait être détruit en un clin d'oeil. Les seuls moments où je me sentais désormais en sécurité, c'était devant la foule, quand j'exécutais mon numéro. Slim n'oserait pas agir en public, en tout cas pas lorsque j'étais ainsi le centre d'intérêt, et vu l'anxiété que je trimballais tout le reste du temps, les représentations devenaient une sorte de repos psychologique, une rémission de la terreur qui me perçait le cœur. Je me lançai dans le travail comme jamais auparavant, en exultant de la liberté et de la protection qu'il m'assurait. Quelque chose s'était modifié dans mon âme, et je compris qui j'étais désormais : non plus Walt Rawley, le gamin qui se transformait une heure par jour en Walt le Prodige, mais Walt le Prodige de bout en bout, quelqu'un qui n'existait que lorsqu'il se trouvait en l'air. Le sol était une illusion, un no man's land truffé de pièges et d'ombres, et tout ce qui s'y passait était faux. Seul l'air était réel, et je vivais vingt-trois heures par jour en étranger à moi-même, coupé de mes anciens plaisirs et de mes vieilles habitudes, tapi dans mon désespoir et ma peur.
Le travail me maintenait, et heureusement il y en avait beaucoup, un défilé interminable de spectacles d'hiver. Après notre retour à Wichita, le maître élabora une tournée complète, avec un nombre record de représentations par semaine. De tous ses coups de génie, le meilleur consista à nous faire passer en Floride les pires mois de la saison froide. De la mi-janvier à la fin de mars, nous parcourûmes la péninsule du haut en bas, et pour ce voyage prolongé - le premier et le seul où cela se produisit - Mrs Witherspoon se joignit à nous. Démentant ces sottises à propos de la guigne qu'elle craignait de nous porter, elle ne nous valut que de la chance. De la chance, non seulement en ce qui concernait Slim (dont nous n'aperçûmes pas le bout de l'oreille), mais aussi en termes d'affluence, de recettes importantes et d'agréable compagnie (elle aimait autant que moi aller au cinéma). C'était l'époque du boom immobilier en Floride, et les gens riches avaient commencé à s'y retrouver, avec leurs complets blancs et leurs colliers de diamants, pour oublier l'hiver en dansant sous les palmiers. C'était ma première expérience devant la haute. Je me produisis dans des country-clubs, dans des golfs et dans des ranchs pour touristes et, si policés et sophistiqués qu'ils fussent, tous ces milords s'entichèrent de moi avec autant d'enthousiasme que les infortunés de ce monde. Ça ne faisait aucune différence. Mon numéro était universel et il étendait tout le monde pareil, riches et pauvres.
Après notre retour dans le Kansas, je recommençai à me sentir moi-même. Slim ne s'était pas montré depuis plus de cinq mois, et je pensais que s'il nous avait mijoté une surprise, il se serait déjà manifesté. Quand nous reprîmes la route à la fin du mois d'avril en direction du nord du Middle West, j'avais plus ou moins cessé de penser à lui. Cette scène de cauchemar à Gibson City me semblait si loin dans le passé que j'avais parfois l'illusion qu'elle n'avait jamais eu lieu. Je me sentais détendu et confiant, et si j'avais un souci en tête à part mon numéro, ça concernait les poils qui avaient commencé à me pousser sous les bras et au bas du ventre, toute cette lente éclosion qui annonçait mon entrée dans le pays des rêves humides et des pensées cochonnes. Je n'étais plus sur mes gardes et, comme je le savais depuis toujours, exactement comme je le craignais depuis le début de toute cette affaire, le coup tomba au moment où je m'y attendais le moins. Nous nous trouvions dans le Minnesota, le maître et moi, à Northfield, une petite ville située à quarante miles environ au sud de Saint Paul, et selon mon habitude avant les représentations en soirée, je m'étais rendu au cinéma local dans l'idée d'y passer quelques heures. Le parlant était en plein essor, à cette époque, et je n'en avais jamais assez, j'y allais chaque fois que je pouvais, et je voyais certains films plusieurs fois de suite. Ce jour-là, on montrait Cocoanuts, la nouvelle comédie des Marx Brothers, qui se passe en Floride. Je l'avais déjà vue, mais j'étais fou de ces clowns, surtout de Harpo, le muet, avec sa perruque idiote et son klaxon, et je me précipitai quand j'entendis qu'on le projetait dans l'après-midi. Le cinéma était un établissement de bonnes dimensions, avec une salle de deux ou trois cents places, mais à cause du beau temps printanier, il ne devait pas y avoir plus d'une demi-douzaine de spectateurs à part moi. Ça m'était égal, bien sûr. Je m'installai avec un sachet de pop-corn et me préparai à rire tout mon soûl sans une pensée pour les autres personnes éparpillées dans l'obscurité. Vingt ou trente minutes environ après le début du film, je sentis monter derrière moi une odeur étrange, une odeur pharmaceutique et curieusement douceâtre. Elle était forte, et devenait plus forte d'un instant à l'autre. Je n'eus pas le temps de me retourner pour voir d'où elle provenait : un chiffon imbibé de cette décoction puante me fut appliqué sur le visage. Je me débattis, je luttai pour m'en dégager, mais une main me repoussa et puis, avant que je puisse rassembler mon énergie pour une nouvelle tentative, toute volonté m'abandonna. Mes muscles se relâchèrent ; ma peau fondit comme du beurre ; ma tête se détacha de mon corps. Où que je fusse à partir de cet instant, c'était en un lieu où je n'étais jamais allé.